Mémoire du quartier

par Jean Sauvage

Bellefontaine a été construit presque entièrement sur les terrains cadastrés à Lafourguette : les 14 hectares appartenant au château Campagne, le parc du château de Clerfont (près de la station de métro Bellefontaine), le parc de la maison Douat, marbrier, coupé en deux par l’avenue Eisenhower à la terrasse, enfin  des maisons plus modestes peu nombreuses en dehors du cœur de village, d’où une densité très faible.

Lafourguette - 1926
Vue aérienne de Lafourguette en 1926

L’atelier mémoire du centre Alban Minville, soucieux d’inscrire le nouveau quartier Bellefontaine dans la mémoire toulousaine a fait appel aux anciens de Lafourguette, par l’intermédiaire de M. Lougarre, dont l’expérience a été précieuse. Le texte qui suit provient des notes que j’ai prises lors des réunions de l’atelier mémoire et des sorties à la recherche des témoins matériels du passé. Une exposition sur ce Lafourguette disparu, entre la route de Seysses et le chemin de Lestang a été organisée du 17 au 18 novembre 1998 grâce à la documentation heureusement recueillie.

Jean Sauvage (septembre 1998)

La lecture du paysage

Tous les habitants de Bellefontaine ont remarqué la présence de vieux arbres alignés : les trois allées de mûriers qui nous mènent de la route de Seysses aux premiers grands bâtiments de Bellefontaine, les grands platanes le long de la piscine et de la halle des sports du Centre Alban Minville, la majesté de certains arbres du petit bois. Il s’agit de témoins d’un Bellefontaine bocager et verdoyant encore très vivant vers 1960, le poumon vert de Lafourguette comme le disait Pierre Carles un des anciens, qui nous ont permis de retrouver la mémoire du quartier.

Platanes le long de la piscine Alban Minville →

← Bancs fabriqués avec les pierres du perron du château de Bellefontaine

Des observations plus minutieuses confrontées à des photos, des cartes et des plans contemporains de la construction de la ZUP nous ont permis de repérer : des arbres témoins, parfois inattendus: un magnolia au pied de l’immeuble Camus ; la base d’un mur, une clairière plus vaste que les autres à l’intérieur du petit bois ; des pierres anciennes disposées comme des bancs de jardin public, tout cela ajouté aux deux pigeonniers et à deux petits lacs dont la forme rappelait des souvenirs aux enfants qui venaient y jouer entre 1945 et 1950.

Le quartier de Bellefontaine sauf une partie des marges orientales et méridionales, correspond à un domaine d’environ 14 hectares, appartenant au château de Bellefontaine.
Deux grandes propriétés l’entourent :

  • le parc de la maison Douat, marbrier, près du croisement du chemin de Perpignan et du chemin de Lestang. Ce parc est coupé en deux par l’actuelle avenue Eisenhower. Les deux portails d’entrée sont toujours debout.
  • le parc du château de Clerfont, entre le prolongement de la rue Lalanne, actuellement rue Edmond Lisop, et le même Chemin de Lestang.

Un des lacs du domaine Campagne conservé par les architectes →

Château de Clerfont

← Château de Clerfont

Les trois domaines sont situés au pied de la terrasse, le long de la ligne de sources déjà soulignée lors de l’exposition sur l’aqueduc romain. Les autres maisons de Bellefontaine se comptent sur les doigts de la main. La densité de la population était alors très faible.

Le domaine de Bellefontaine

Quand on atteint le croisement de la route de Seysses et de l’Allée de Bellefontaine, on cherche vainement le Numéro 179. Jusqu’aux années 60, c’était l’entrée du domaine de Bellefontaine : deux piliers de brique encadraient un portail en fer forgé qui ouvrait sur une allée de mûriers très longue, divisée en 3 parties qui vous amenait à la limite d’une vaste « prairie bordée par de belles rangées d’arbres d’essences diverses » nous dit la Dépêche du 27 juillet 1960 : c’est actuellement le pied de l’immeuble Gauguin. Un chemin sous les arbres permettait d’atteindre l’esplanade du château. Le paysage ancien a complètement disparu aujourd’hui.

Sur la route de Seysses, un pilier du portail d’entrée du Domaine de Bellefontaine →

← Clairière à l’emplacement du château

La photo du château visible dans l’exposition a été obtenue à partir d’un film d’amateur (c’est M. Pierre Laurent qui habitait jadis au chemin Larrieu qui a accepté de le prêter à l’équipe de la mémoire du quartier). Le château était une bâtisse simple avec un étage et un toit de tuiles. Un perron regardait vers l’est avec à ses pieds une fontaine, un autre plus petit regardait vers le nord. Les pierres de ces perrons ont été posées dans le petit bois comme les fauteuils d’un jardin public. Par un escalier encore visible aujourd’hui mais sans le grand magnolia, qui se dressait à ses pieds, on pouvait atteindre le pigeonnier qui, sur la terrasse, dominait le château. A la base du pigeonnier une entrée voûtée permettait de voir l’aqueduc romain souterrain. L’eau était captée et envoyée jusqu’à un lavoir dissimulé sous les frondaisons.

Pour le moment, nous ne savons que peu de choses sur l’intérieur du château mais tous les visiteurs pouvaient remarquer dans le hall d’entrée, aménagé en salon de réception, une très jolie fontaine en faïence de couleur (du type de la photo). M. Loubies nous la décrit : « une femme grandeur nature portant une cruche sur l’épaule laissait couler l’eau (amenée de l’aqueduc) à ses pieds, dans une vasque de forme ovale ». À gauche du salon on devinait les cuisines. Le château possédait deux salles de bain, l’une au rez-de-chaussée, l’autre à l’étage.

Statuette prêtée par E. Lougarre ressemblant à la Belle Fontaine →

Le domaine au XXe siècle

← Le parc appelé aujourd’hui Petit Bois

L’immeuble a d’abord appartenu à la famille Gautier-Pradal entrepreneur de construction. M. Gautier a embelli la propriété. Les cinq enfants 1 garçon et 4 filles ont reçu le domaine en héritage, et la seconde Marie qui avait épousé en secondes noces M. Ernest Beluel, professeur de Lettres à la Faculté des Lettres et député de la Haute-Garonne, a vécu avec son mari au château avant les années 1930.

C’est M. Prosper Aversenq, propriétaire en ville du magasin de chaussures « le Chat Noir » et sa femme Marie Guizard qui achètent pour 3 000 F le domaine en 1932… Celui-ci en change le nom : il portait le nom très ancien de Campagne et devient alors Bellefontaine. M. Aversenq meurt au château en 1939 à la veille de la 2e guerre mondiale et sa femme, qui en avait hérité, le 17 août 1944, jour de la Libération de Toulouse. Son enterrement aura lieu rapidement derrière l’église de Lafourguette à cause des bombardements.

C’est la sœur de Mme Aversenq, la « demoiselle » Guizard qui devient propriétaire en décembre 1944. Après la guerre, Melle Guizard permettait à la paroisse de Lafourguette, l’utilisation du parc.

En 1950 un acte notarié donne la nue-propriété du domaine à une « Association de Bellefontaine » de type 1901, l’acte notarié, précise « pour un centre aéré scolaire à usage public », l’acte indique, qu’au décès de Melle Guizard, l’association entrerait alors en possession du domaine. Mais, en 1956, devant notaire, l’association est dissoute et perd ses droits. La demoiselle a quitté le château et habite alors rue de la Colonne (près de l’Observatoire). Le domaine est vendu, (pour 2,1 millions d’anciens francs payés comptant) à la Ville de Toulouse qui le cède 6 ans plus tard en 1962 à un prix fixé par les domaines (838 000 F) à la Société d’Équipement de Toulouse Midi-Pyrénées (SETOMIP).

En 1960 à Pâques le château a été démoli à cause de son extrême vétusté. « La mémoire » des Anciens a donné plusieurs explications : responsabilité des derniers propriétaires qui le laisse à l’abandon, de la ville elle-même qui voulait faire du domaine le point de départ de la construction de ZUP.

Les terres agricoles et leur exploitation

Résidence de charme au milieu du chant des oiseaux et de la musique de l’eau, la vie du domaine n’a été possible que par le travail de familles de métayers installées successivement tout près du château et de quelques ouvriers agricoles. Un des témoins de la mémoire, André Floucat, se souvient spécialement d’une famille d’origine italienne, arrivée en 1939 pour s’occuper de la ferme du château. Les métayers avaient 2 garçons, Antoine et Paul, et notre témoin se souvient avoir gardé les oies avec ses deux camarades à l’emplacement de l’ancienne place Tel Aviv.

← Allée des Mûriers

Revenons à présent – pour continuer notre promenade – à l’extrémité de l’allée des Mûriers. Parallèlement au chemin qui allait à l’esplanade du château s’allongeait un chemin agricole en pente, bordé d’un mur dans sa partie inférieure, de deux murs dans sa partie supérieure.

À gauche du chemin en allant vers le chemin de Lestang, sur la terrasse supérieure s’élevait la maison des métayers. Trois ou quatre acacias avaient été plantés par Antoine vers 1950 près du mur. En contre-bas, un mur perpendiculaire au chemin limitait le terrain. Au-delà s’étendait le potager à l’entrée duquel se dressait un préau pour le rangement des outils. Une source captée dans une rigole cimentée arrivant du chemin de Lestang) permettaient l’irrigation du potager.

À droite du chemin, se dressait l’ensemble très important de la « Ferme de Bellefontaine ». Trois arbres alignés et la base du mur de l’ancien chemin (déjà signalé), nous permettent de situer le portail d’entrée du domaine et d’imaginer l’accès du château. De chaque côté, les piliers du portail étaient surmontés d’une terre cuite en forme de corbeille portant des fruits et des épis de blé.

Sous le tertre l’emplacement de la ferme →

À gauche de l’entrée, le long du chemin et jusqu’au croisement du chemin Lestang étaient juxtaposés tout un ensemble de bâtiments : un premier bâtiment comprenant au 1er un logement, au rez-de-chaussée un garage pour le matériel agricole, une petite serre s’adossait sur le mur sud et une autre lui faisait pendant de l’autre côté du chemin. Après 1940 un appentis appuyé sur le mur sud du château abritait un tracteur Renault, ce dernier permettait de soulager le travail de deux paires de bœufs. À cause de la pente, le logement se trouvait au rez-de-chaussée d’une cour fermée où l’on accédait par un portillon. En face s’ouvrait le grand bâtiment abritant le chai et le grenier pour les grains.

La récolte correspondait à deux jours de battage. C’est le père de M. Floucat qui, selon l’usage des journées de travail échangées, avait la charge, au moment de la moisson, de préparer le grand gerbier (où était déposé le blé à battre) et le paillet qui était la grande meule réalisée après le battage. On la voit près de la maison des métayers sur une photo aérienne de 1941. Au-delà du grenier, on trouvait une étable puis une petite maison où habitait le laitier, enfin un grand hangar abritant tombereaux, charrettes ainsi que la réserve de fourrage.

L’organisation des bâtiments était adaptée à la polyculture caractéristique de la périphérie toulousaine. D’autres exploitations plus petites vivaient à Bellefontaine, à proximité du marché urbain. Ces exploitations maraîchères avaient une production très liée à la présence d’une eau abondante : par exemple le cresson. M. Daydé nous a décrit le mécanisme d’une cressonnière.

Vers 1945 donc, on pouvait voir des vignes, des champs de luzerne et des prairies de chaque côté du petit bois, des champs de céréales blé, orge, avoine, maïs sur les terrains moins humides. La ferme n’a pas été démolie avec le château. Elle disparaît lors de la réalisation du chantier de la ZUP tout comme les maisons qui bordaient le domaine, soit près de Lafourguette, soit le long du chemin de Lestang (M. Laurent, M. Floucat, M. Lortet, M. Dayde).

La vie au domaine

Lorsque la ville a eu acquis le domaine, la ferme avait accueilli un centre aéré qui fonctionnait le Jeudi jour de congé des écoliers et pendant les vacances. Verdure, grands arbres, taillis forestiers étaient la première richesse de Bellefontaine. L’autre était la présence de l’eau à peu près partout. Tout un système de petits canaux issus, soit d’une branche du canal de Saint-Martory qui courait le long d’une partie du chemin de Lestang, soit surtout de l’aqueduc et des sources, avaient été construits.

← Une des prises d’eau de l’aqueduc

Ainsi deux prises d’eau sur le talus (elles sont encore visibles aujourd’hui entre les deux pigeonniers) alimentaient un vivier (l’actuel petit lac près des jeux d’enfants du petit bois), l’eau se dirigeait ensuite vers l’est dans un étang entouré d’arbres que les concepteurs de la ZUP de Bellefontaine ont gardé , près de la piscine. L’eau de l’étang se perdait ensuite dans les joncs d’un pré à l’emplacement de l’actuel Centre Culturel Alban Minville.

Au passage, on pouvait voir se cachant dans les arbres l’Orangerie du château : un hangar muni d’une verrière au sud ; on y accédait par une porte à arcades de style Louis-Philippe ou Napoléon III. Vers 1940 l’orangerie permettait surtout une culture hâtive de fleurs et de plantes d’été.

La « demoiselle » de Bellefontaine joue un rôle important dans la mémoire de Bellefontaine. C’est elle en effet qui avait autorisé les scouts de Toulouse et de la région à se rencontrer dans le parc du château et pour les petits scouts toulousains du quartier et leurs responsables (M. Loubiés a été reçu plusieurs fois au château par Melle Guizard), le parc était comme Tabar et le bois de la Ramée, le lieu : de rencontres, de weekend où les tentes à Bellefontaine étaient plantées autour du lac, de rassemblement de « meutes », de « communautés d’aînés, de cérémonies :les promesses par exemple au pied d’un des grands arbres du petit bois, de feux de camp. Les anciens scouts sont nombreux à avoir apporté leur concours à la « mémoire du quartier ».

© Jean Dieuzaide (Photo de l’ouvrage  » Mirail mémoire d’une ville » édition Poïésis) →